Quand vous lui demandez de parler de son passé, Hilde roule des yeux sur le côté. Son visage se défait dans une moue contrée, elle gonfle les joues puis dodeline de la tête, et tapote son index sur ses lèvres, comme en pleine réflexion. Quelques secondes plus tard, elle se tourne vers vous, avec un grand sourire, et commence à vous détailler spécifiquement cinq recettes de pain d'épices.
Peine perdue.***
Il est arrivé comme un prince, et Ekaterina a toujours su que c'était mauvais signe. Pieuse et distinguée jeune fille, fervente croyante aux valeurs orthodoxes, elle portait sa dignité comme certains se drapent dans leur orgueil. Les femmes trop souriantes, elle n'aimait pas ça. Ni les hommes trop beaux. Elle trouvait même cela particulièrement odieux, toutes ses horreurs diaboliques misent en place autour elle pour la traîner en Enfer. Mais Ekaterina était forte : elle y résistait. Pour que ses parents retournés auprès de leur père, elle tenait tête à la tentation avec la ferme intention de les retrouver au Paradis. Tant pis si les jeunes filles de son âge allaient traîner leur sourire indécent et leurs plus belles robes aux bals du villages voisin. Qu'elles aillent en enfer : ça ne la concerne pas.
Alors le bel inconnu, elle le nia. Le menton fier, le regard noir, elle répondait à ses salutations par un tétu mutisme, et un méprit même pas dissimulé. Pas la peine d'être polie avec les étrangers, probablement hérétiques. Elle l'évitait avec des volte face particulièrement appuyés, faisant voler sa tresse exagérément serrée sur son crâne. Elle se confessa régulièrement à sa paroisse du plaisir malsain qu'elle avait à le repousser mais on lui avait juré que ce n'était rien. Que préserver sa vertue était une qualité digne aux yeux de leur souverain, et que sa récompense éternelle lui viendrait bien assez tôt.
Mais un soir il insista. C'est dans son humble chambre qu'il apparut, l'air de rien, calme, mais brutal. Si brutal.
Elle expliqua à leur prêtre, avec grand détail, au milieu de ses sanglots, la douleur, la souffrance, ses yeux qui crachaient des flammes, la haine qui s'écoulait de chacun de ses mots. La bouche qui s'ouvrait sur l'enfer même, et ses mains qui étaient comme des serres autour de son cou. Elle l'a repoussé, il lui a fait mal, très mal. En guise de réconfort, on lui a dit que les portes de l'éternels se sont fermés devant elle.
La rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Ekaterina la sage, la belle enfant digne, la pieuse et l'intransigeante, devint rapidement Ekaterina la catin. Celle qui s'est offerte à un bellâtre de passage, la piteuse donneuse de leçon hypocrite. Même les filles qui roucoulaient devant les garçons des autres visages la dédaignaient avec méprit et horreur. Une humiliation déjà dure à supporter, mais qui fut insoutenable quand son ventre s'arrondissait avec le temps, portant la preuve de l'impardonnable. Pied nus, à genoux, baignée de larmes et de sueurs, elle implora à Dieu, à la Paroisse, et au médecin du village, qu'on lui retire cette œuvre du démon qui grandissait dans son giron, elle ne reçu qu'une sévère gifle en guise de réponse. Comment osait-elle pêcher et ensuite revenir en pleurant pour masquer ses crimes? Ils furent intransigeants et particulièrement retords quand ils virent les bleus sur son ventre durant une douloureuse inspection : la gueuse s'était mutinée dans l'espoir de retirer son innocent enfant. En guise de châtiment, et pour protéger la vie du nouveau né, on la condamna aux fers et à l'isolement. Pieds et poings liés par des chaines, incapable de bouger, seule dans sa geôle, on l'entendait hurler depuis les couloirs qu'elle ne voulait pas porter l'enfant du démon, pleurant et geignant. Mais personne n'avait de compassion pour les pécheresse assassin d'enfant.
La naissance de la petite fille ne la calma pas. En rien. Elle refusait de regarder la chair de sa chair, lui hurlant régulièrement qu'elle était de toute façon damnée avant le jour de sa naissance. De la belle et digne Ekaterina, il ne restait qu'une sinistre folle aux cheveux gras et défaits, maigre et pathétique, qui laissait son enfant crier dans les ténèbres alors qu'elle restait assise par terre, se balançant machinalement d'avant en arrière en espérant que le démon ne la retrouve pas. Ou que si il revient, qu'il achève le travail.
Ce fut quelques esprits compatissants qui passaient pour s'occuper de l'innocent bébé, lui promulguant le minimum pour qu'il reste au moins en vie, non sans inonder sa mère de reproche au passage. Le jour où en guise de mère, il n'y avait plus qu'un triste cadavre collé au mur, sous alimenté et aux épaisses cernes violettes, ils se virent bien embêté. L'un d'entre eux se saisit de l'enfant qui pleurait sa solitude, s'attelant à consoler le petit être, mais la lâcha de surprise dans son landau, quand il vit l'épouvantable vision d'une langue de serpent s'échapper de sa bouche. L'enfant du démon.
La décision ne fut même pas sujet à débat : l'enfant était à purifier. Par le feu. La présence même de cet être répugnant devait être effacée à tout jamais du village. Ne serait-ce que pour s'épargner la mauvaise surprise du retour du malin en ces lieux vierges et sacrés. C'était sans compter sur un étranger, encore un, qui s'imaginait être dans son bon droit quand il exigea de prendre l'enfant avec lui pour lui épargner une mort on ne peut plus douloureuse. Requête bien évidemment rapidement rejetée, mais un traitement qu'il refusa d'entendre, prenant l'enfant avec lui après une course poursuite.
Rudolph aime la taquiner en lui disant qu'à l'époque, elle criait déjà comme un goret. Il ne lui a jamais dit qu'elle a dut se battre pour survivre, entre l'abandon et les mauvais traitements. Qu'elle n'était qu'un nourrisson certes, mais avec une volonté de fer, qui a réussit l'impensable : survivre. Hilde ne se souvient bien évidemment pas de cette époque. Mais dans l'obscurité dans laquelle on l'a si longtemps laissée, il lui arrive de se souvenir du rejet. Et des cris. Toujours.
***
Hilde est heureuse!
E.R.E.ZEUH. HEUREUSE. Parce qu'enfin! Elle n'est plus toute seule.
Pour la première fois depuis que son second papa n'est plus là! elle ne sait pas pourquoi Rudy refuse d'en parler, ou peut-être qu'elle sait mais qu'elle a préféré ne pas comprendre. Rudy ne dit rien, mais elle voit que ça lui déplaît quand elle parle de Seb au présent. Mais elle s'en fiche : elle continue. Si elle continue de le faire, c'est qu'il est toujours pas parti, et peut-être qu'il reviendra.
Et Mamie Siobhan est plus là aussi. Elle vient de temps en temps et Rudy l'évite comme si elle était un charmant papillon. Et ça, Hilde, ça l'énerve. Ils étaient quatre et maintenant ils sont deux. C'est triste. Même quand le bar est rempli, c'est triste. Elle a beaucoup travaillé pour qu'ils soient trois, ou quatre, ou cinq : Elle est tombée amoureuse environ 254 fois rien que la semaine dernière. Et c'était pas facile! C'est épuisant d'aimer très très fort, très très beaucoup de gens! Mais elle a essayé, parce que ça ne coûte rien, et qu'elle a l'éternité pour tenter. Mais nope. Comme depuis plus de 60 ans, son grand sourire n'attire personne. Les filles comme elle, celles qui disent un peu trop fort des trucs qui ont pas trop beaucoup de sens, ça intéresse personne.
Sauf lui! Matthew!
Matthew n'avait pas grand chose pour lui plaire au début. Pas qu'il soit moche hein? Au contraire! Il est tout beau cet américain dans son magnifique costume, acheté avec l'argent de son père -trop bien, un fils à papa comme elle!- Et en plus c'est pas très courant dans le Bronx, ça veut dire qu'il sait s'amuser! Mais voilà. Il est humain. Et elle c'est une sorcière. Une vraie. Une sorcière MAGIQUE même. Et Rudy, les humains et les sorciers, il aime pas trop ça. Seb était humain, et visiblement ça a pas marché. Mais Hilde s'en fout : parce que Matthew : il l'aime.
Il l'aime même très très fort. Il lui a donné un joli collier tout bleuté. Tout autour du cou. Avec ses mains. À même la peau. Et ça brûle un peu. Elle aurait pu l'éloigner avec la magie, parce que ça serrait un peu quand même, mais on lui a fait juré des dizaines de dizaines de fois de pas le faire -comme si elle était stupide, tiens!- Du coup elle l'a laissé faire.
Il était rigolo au début, un peu méchant mais pas trop. Il lui dit régulièrement qu'elle est bête, mais bon, elle y croit pas trop. Depuis le temps. elle le saurait quand même. Par contre, elle hoche vivement la tête quand il lui dit que personne d'autre que lui voudra d'elle si elle s'en va. Oui, oui, oui. Ça c'est vrai!
Hilde a toujours sur que les gens ne pensaient pas comme elle : originale lui dit Mamie. Même les autres sorciers la regardent bizarrement. Et pourtant c'est pas à cause de sa langue de serpent! Que non, que non! Elle fait toujours bien attention à la cacher tout le temps. Sinon Mamie et Papa vont la disputer. Et les représentants de l'Enclave aussi accessoirement. (C'est long 'représentants de l'Enclave' Elle préfère quand Rudy les appelle 'Les connards' c'est plus simple.) Et bien sûr qu'elle est obligé d'aimer Matthew : qui d'autres elle aimerait sinon? Les autres l'aiment pas. Et c'est fatiguant d'aimer dans le vide. Elle a déjà donné, et plus que les autres. Sa tête est pleine de magie et de jolis mots, mais personne n'a envie de les partager avec elle.
Enfin bon, faut avouer que Matthew non plus n'aime pas partager grand chose avec elle. Mais bon, tant pis : elle l'aime fort, fort.
Jusqu'au jour où Rudy a vu son nouveau collier. Il l'a pas du tout trouvé joli.
Ça a été moche à voir après.
Hilde a gonflé les joues. Fâchée, triste et déçue. Beaucoup déçue.
Mais plus de Matthew, pour plus de Seb, c'est de bonne guerre.
Même si c'est pas juste. Quand même.
***
« Mais qu'ils sont chiaaaaants.... Hein Rudy qu'ils sont chiants?! » Gueule la sorcière derrière son épaule, toujours nonchalamment accoudée au bar, devant le duo de Shadowhunters qui lui faisaient face. Voilà bien dix minutes qu'ils la monopolisent avec leurs questions à la con. Hilde geint, trépigne sur place : les cocktail Delmonico ça se fait pas pendant les interrogatoires, bande de monstres!
Les Shadowhunters, eux, se pincent l'arrête du nez. Les nerfs à vif, visiblement prêt à tout pour avoir leur intel, sauf à discuter gentiment avec elle, et ça c'est tout de même pas franchement sympa de leur part. C'est vrai quoi : ils consomment pas, pourquoi ils veulent pas au moins être rigolos?
« Pour la dernière fois : On est certains que l'assassin est passé ce soir ici. Est-ce que tu l'as entendu ou pas? »« Bah évidemment, duh. » Souligne-t-elle comme si les deux personnages devant eux étaient de parfaits crétins.
« Est-ce que tu vas nous le dire, oui ou merde?! »Hilde se tapote le menton en regardant le néon au plafond, et hausse une épaule en essuyant son verre :
« Pour ça, 'faudrait que je m'en souvienne. »Le plus jeune s'effondre sur le bar, sincèrement épuisé, en marmonnant des jurons colorés. Bon ok ça c'est un peu drôle. Son pote lui, par contre a rien de drôle, sauf sa veine au front qui gonfle et menace d'exploser avec sa tension artérielle.
« Bah quoi? C'est pas pareil. J'ai entendu, mais je m'en souviens pas. J'ai des tas de trucs à me souvenir, moi. Comme les paroles des chanson de Madonna. C'est un peu plus intéressant que vos p'tites affaires là, 'scusez-moi. »
« On parle de meurtre ici. »
« Ouais, bah la chanson Die Another Day aussi. Pas la peine de s'vanter comme ça. »« J'en ai marre. » Fit le plus jeune en tapant violemment du plat de main sur le comptoir, devant le regard outré de la barmaid. Son bar d'amour, espèce de taré !
« Je raccroche. »« Oh! » Fit la sorcière, beaucoup moins furieuse d'un coup.
« C'est aussi une chanson de Madonna, ça! »« J'en ai rien à foutre! »
« Han, vous êtes comme Rudy, vous aimez pas Madonna. Il écoute que du vieux rock. C'est mignon, mais c'est chiant.» Ils sont déjà en train de partir, moralement épuisés, quand elle est en train de terminer sa phrase. Malpoli jusqu'au bout ces Shadowhunters. même pas capable de parler musique trois secondes sans s'énerver. Hilde fronce soudainement les sourcils, mal à l'aise. Quelque chose lui échappe. Et quand quelque chose lui échappe, il faut forcer le destin. Elle clique soudainement trois fois des yeux et s'agitent sur place.
« HEY! Les gars, là! » Les deux se retournent, l'un en a déjà marre, l'autre doit retenir ses envies de lui jeter une chaise à la figure. Mais le patron est particulièrement tatillon sur les bagarres de bar, et sans merci si on touche à la prunelle de ses yeux. Alors c'est dans un calme relatif qu'ils entendent Hilde leur demander :
« Vous croyez à la vie après l'amour?! »Un silence hébété lui répond, heureusement que Hilde est patiente, elle. Les deux se regardent, furieux, mais l'un tranche.
« C'est pas Madonna ça, c'est Cher. »« Bah oui, j'suis pas débile. » Hilde se concentra à nouveau sur son verre, s'activant à le sécher avec une attention particulière. Sa langue de serpent apparaissant même sur le côté dans son effort.
« … Et quel est le rapport?! »Trois interminables secondes plus tard, Hilde consenti à répondre.
« Nan, parce que j'ai confondu en fait, c'était pas Madonna qui passait en fond sonore quand ils parlaient de leur affaire là. C'était Cher. » Nouveau silence alors qu'elle posa avec attention son verre à sa place. Prenant deux secondes pour qu'il soit parfaitement aligné avec le reste.
« Donc ouais, alors y'a un vampire qui s'est vanté pendant un bon moment de l'avoir tué votre pote. » Elle se mit à taper du pied en chatonnant approximativement :
« There's no more to sayyy, so save your breath aaaaand ♪ OUAIS, il était là bas, à se marrer comme un con avec un pote à lui. » Elle dodelina de la tête en chantant de mélodie.
« Spaceboy, You're sleepy nooooow, your silhouette is so staaaaationary ♪» Marmonne-t-elle, alors que le plus jeune s'égosille, sincèrement épuisé par cette affaire.
« Ça c'est du Bowie! »
« Ouais, Rudy avait changé de la musique après avoir hurlé que c'était d'la merde. Vous êtes pas très attentifs hein? Suivez un peu. » La veine sur le front de son interlocuteur menaçait d'exploser, alors elle enchaîna.
« Alors voilà, Son pote l'appelait Michael, mais je pense que c'est un pseudo parce qu'il avait un accent français dégueulasse. Donc il doit s'appeler Michel Quelkechose. Il avait l'air vieux, mais pas si vieux, blond jaune-pisse et un œil qui dit merde à l'autre... Ça vous parle? Nan parce que ça dure trois chansons de plus en fait, et j'ai du boulot.»Les deux se regardent, l'air mi figue mi raisin. En effet y'a bien un profil qui correspondait, mais...
« … pourquoi il aurait fait ça? »
« Ah bah ça... » Fit-elle en posant deux verres à cocktail devant elle, un sourire triomphant aux lèvres.
« … Ça mes cocos, c'est pendant la deuxième chanson. 'Prendrez bien un Daïkiri Fraise le temps que j'me souvienne? »Ceux qui viennent réclamer des infos en rampant, après y avoir laissé une partie de leur santé mentale au passage, ont tendance à oublier que Hilde est une pro qui sait parfaitement les recevoir. Qu'ils le veuillent ou non.
Le bar à papa ne tourne pas avec le commerce d'info gratis, après tout.